Le discours de la Renaissance (XVe-XVIe siècles). Mythes, concepts et topiques, Genève, Droz, 2024, 278 p. (« Les seuils de la modernité », 27). Notice de QSH. Recueil de huit articles d’abord parus entre 2019 et 2022, en général sans modifications substantielles, augmentés d’un « essai introductif » et de deux articles finaux. L’introduction expose la thématique du sous-titre : par « mythes » l’auteur entend des « conceptions traditionnelles (…) d’origine mythique » de scénarios révélateurs de structures profondes de l’expérience humaine, telles que la succession des âges de l’or au bronze, dont l’image remonte à Hésiode, la perspective de l’eschaton chrétien, ou la lutte entre les forces de la lumière et des ténèbres. Les concepts, d’origine latine et médiévale, sont consacrés par la tradition « pour désigner une opération humaine menée en faveur d’un changement positif des choses », dans l’ordre politique, religieux ou culturel : translatio, renovatio, reformatio, restitutio. « Topiques » désigne des idées générales propres à rendre compte de cas particuliers en termes recevables par tous : ce sont, de portée anthropologique, morale ou sociale, l’éducation, la dignité de l’homme, accessoirement le changement de génération, la rinascita (que seul Vasari a employé systématiquement, en parlant des arts), le premier inventeur, le puer senex, l’envie (dans un monde littéraire désormais fortement marqué par la concurrence entre le les institutions de modèles différents et, à l’intérieur du modèle humaniste, entre les individus). Ces trois plans mythique, conceptuel et topique jouent souplement et de manière conjointe jusqu’à l’inextricable et les articles formant le volume en illustrent, chacun, des combinaisons. Le dernier, toutefois, « Montaigne et son époque, ou la Renaissance contrariée. Dernier regard rétrospectif sur la Renaissance », est un bilan récapitulatif critique dressé d’après Montaigne lui-même.
Le premier article, « Ad fontes ! Traditions et ambiguïtés d’un mot d’ordre humaniste », traitant du mythe fondamental du retour aux sources, prend également valeur introductive. Les deux suivants portent sur le thème des générations nouvelles, dans la première moitié du XVIe siècle, dans la poésie française (« La Renaissance en poésie française : Du Bellay, des origines troyennes au triomphe de la jeunesse [La Défense, La Musagnaeomachie] ») et chez Rabelais (« Le mythe de la Renaissance et le topos des trois générations dans l’œuvre de Rabelais). Les articles IV et V considèrent la notion d’un transfert culturel du Sud vers le Nord, l’usage qu’en fait la Réforme (« Le transfert de l’humanisme selon les réformateurs protestants [Melanchthon, Bèze, 1520-1580] : Italie/Allemagne/France ?) et le rôle des éditions bâloises (« L’édition des Opera omnia de Budé [1556-1557] dans le programme éditorial bâlois : un premier bilan rétrospectif de la Renaissance humaniste » ; où il est aussi question des éditions d’auteurs d’autres horizons de la Renaissance : Pétrarque [1555, 1581] et d’Érasme [1540]). Michel Servet est au centre des deux articles suivants (VI et VII), pour ses notions de restitutio (dont la radicalité l’oppose à Calvin : « Penser et agir à la Renaissance : Michel Servet [restitutio] et Jean Calvin [reformatio], deux figures parallèles et opposées ») et de l’eschatologie (« L’Antichrist dans la Christianismi restitutio de Michel Servet » : Servet n’est pas le libéral tolérant que déchiffrera le XIXe siècle, mais un millénariste qui [nous dirions : comme d’autres non conformistes avant lui au moyen âge : Joachim de Flore et ses héritiers parmi les franciscains spirituels], se sent chargé d’annoncer le temps ultime de la révélation divine). Aux ch. VIII et IX, c’est cet autre non conformiste à la vision eschatologique, Guillaume Postel qui illustre à nouveau la restitutio radicale, mais aussi polysémique (« La notion de restitutio chez Guillaume Postel »), puis dont on interroge l’idée qu’il se fait de la Renaissance dans un âge spirituellement dégradé à un point critique mais qui voit s’ouvrir les possibles nouveaux qui portent l’espoir d’une conversion du monde d’un type sans précédent (« L’âge de la (R)renaissance selon Guillaume Postel »).
Les jugements rétrospectifs de Montaigne sont en continuité avec ce dernier point de vue réflexif de Postel. La chronologie aidant (Montaigne est mort en 1592), les Essais peuvent se lire comme la critique morale, éducative et intellectuelle de l’ « humanisme triomphant » des décennies antérieures. Dépréciant son « siècle » (notion analysée en détail), il trouve à l’occasion quelque point d’amélioration, vite compensé par une dégradation (on boit moins mais on est plus dévergondé qu’au temps de son père), mais c’est la « confusion » déjà trentenaire des Guerres de religion qu’il juge le plus caractéristique. Il en appelle des « jugements malades » de son temps à des figures antiques comme celle de Socrate, non par différence de degré moral (malgré l’emploi du mot de « vertu ») mais par le sentiments d’une « catastrophe anthropologique, historiquement déterminée ». Ce diagnostic pessimiste est porté « au moins pour notre climat », s’abstenant donc d’entrer dans un schéma décadentiste de type augustinien en ménageant une ouverture possible vers d’autres mondes portant la possibilité d’autres temps susceptibles de rajeunissement et d’amélioration. Sa croyance en la possibilité du renouveau est plus naturaliste, dans la ligne d’Aristote avec son monde régi par la génération et la corruption qui s’enchaînent incessamment sans perspective de fin, que chrétienne et orientée vers l’ultime parousie. Il ne situe pas la nature, comme état fondamental, à l’extrémité abolie d’une ligne du temps ; toujours présente chez les cannibales ou chez les enfants, dans les sociétés avec « les lois naturelles », elle s’accompagne d’ailleurs d’une imperfection de l’homme, de fait et non par suite d’une chute, qui s’apprécie de façon ambivalente. Pour autant Montaigne n’abandonne pas la typologie des âges en regardant son siècle comme « plombé », en opposition à l’âge d’or supposément restitué, et, autrement que le fer, comme caractérisé par la lenteur et la tristesse saturniennes. Les critiques même que la Renaissance assurée d’elle-même avait portées contre l’éducation médiévale, Montaigne les formule à l’égard de l’éducation nouvelle (Essais, I, 25, « Du pédantisme », et 26, « De l’éducation des enfants »), en un désenchantement post-humaniste à l’égard de la Renaissance des lettres. Les inventions enfin, artillerie, imprimerie, découverte d’un monde enfant brutalisé par ses conquérants, sont encore matière à critiques.
L’ouvrage est complété par une bibliographie sélective de sources et d’études, un index des noms propres et un index des thèmes et notions.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean-Pierre Rothschild (30 novembre 2024). Millet (Olivier) [recueil d’articles], Quid sit homo. Consulté le 12 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12sta